L’intégration de l’IA dans l’enseignement supérieur : cartographie mondiale, enjeux et défis d’une technologie transformative des systèmes d’éducation
L’intégration de l’Intelligence Artificielle (IA) dans l’enseignement supérieur va avoir un impact important à la fois dans les domaines académiques et administratifs. L’IA apporte avec elle de nouvelles promesses, comme l’évaluation automatisée des étudiants, des prédictions sur leur succès académique, un système de tutorat « intelligent », une assistance personnalisée, un management réactif des apprentissages et une réactivité accrue aux besoins du marché du travail. L’IA peut améliorer de façon significative l’on-boarding des étudiants et aider à optimiser leur parcours de formation. Dans l’enseignement aussi l’IA est susceptible de conduire les opérateurs vers plus d’impact et d’efficacité économique. Toutefois cette intégration sera réussie si et seulement si les institutions sont capables de répondre aux défis liés à la qualité de l’éducation, aux impacts sur l’emploi, aux biais (de genre, ethnie, âge), à la vie privée et à la sécurité. Dans ce contexte, il est utile de voir quelles sont les stratégies adoptées pour son intégration dans diverses parties du monde, Asie, États-Unis et Europe.
L’intégration de l’IA dans l’enseignement supérieur : quelles sont les tendances mondiales ?
Une récente publication (2023) Artificial Intelligence in Higher Education: The State of the Field, basée sur une analyse du nombre de publications IA & enseignement supérieur, a révélé un basculement significatif de la recherche dans ce domaine, des États-Unis vers l’Extrême-Orient (Chine, Taïwan, Japon, Corée). Ce changement indique qu’une nouvelle dynamique mondiale dans la technologie éducative se met en place. La Chine et Taïwan dominent dans la recherche et l’implémentation de l’IA. Cette montée significative du nombre de publications manifeste l’engagement des États de l’Asie de l’Est à redéfinir l’éducation à travers les technologies de pointe.
Les États-Unis, malgré une baisse de volume de recherche, maintiennent une influence forte dans les applications académiques de l’IA et conservent leur statut de pionnier dans la recherche sur l’IA au sein de l’enseignement supérieur. Les principales universités utilisent l’IA pour améliorer l’expérience d’apprentissage et optimiser les fonctions administratives. Les sociétés savantes américaines sont particulièrement sensibles à la question de l’intégration de l’IA dans les cursus, adoptant une approche assez empirique basée sur l’analyse de retour de terrain.
L’union européenne, quant à elle, se distingue des autres continents par l’accent mis sur les aspects éthiques de l’IA (IA fiable, AI Act) et son caractère frugal. Elle développe donc activement des cadres législatifs permettant une mise en œuvre responsable de l’IA, qui doit contribuer positivement à l’éducation tout en respectant les valeurs et normes sociétales. En France, l’application de l’IA à l’enseignement est l’objet de l’attention du gouvernement, qui veut la promouvoir comme outil de remédiation ou d’approfondissement en français et en mathématiques à travers les Modules d’Apprentissage Interactif.
Le rôle de l’IA dans l’éducation
L’IA peut faciliter un passage des méthodes d’enseignement traditionnelles à des approches plus interactives, centrées sur l’étudiant. Elle permet la création d’environnements d’apprentissage dynamiques où les étudiants peuvent recevoir des retours en temps réel et des instructions personnalisées. En effet, les analyses poussées par l’IA et les algorithmes de machine learning peuvent être utilisés pour adapter le contenu éducatif aux besoins individuels des étudiants, offrant une expérience d’apprentissage plus engageante et plus efficace.
L’IA jouera également un rôle significatif dans le développement des programmes d’études, en aidant les éducateurs à créer un contenu pertinent et à jour. Elle peut en effet aider à identifier les tendances émergentes et les compétences requises sur le marché du travail. Le « renseignement sur le marché de l’emploi » (job market intelligence) bénéficiera donc considérablement des outils d’IA, ce qui en retour impactera positivement la création de contenus d’enseignement continûment mis à jour.
Quelle IA?
Il est clair que l’attention mondiale pour l’IA est née en novembre 2022 avec l’apparition de l’IA générative ChatGPT 3.5 qui par sa puissance a stupéfait les spécialistes mêmes du domaine. Dans sa dernière version ChatGPT 4 qui est multimodale, des fichiers entiers, des images etc. peuvent être traitées automatiquement. Il y a même la possibilité de surfer sur le web.
Vu ses capacités, l’impact d’une IA générative comme ChatGPT dans le domaine de l’éducation sera profond, mais il posera des problèmes particuliers (plagiat, erreurs, confidentialité des données personnelles) que ne posent pas les IA « incorporées » des MAI dont s’enorgueillit le ministre français de l’éducation. En effet ChatGPT échappe à tout contrôle des institutions éducatives. Dans certaines disciplines, le bruit court que ChatGPT 4 passerait les examens avec de bonnes moyennes… Les universités s’émeuvent donc à juste titre de l’apparition de tels outils et réfléchissent à leurs impacts sur les processus habituels d’évaluation des étudiants. Elles cherchent la parade pour éviter le plagiat et la triche de leurs étudiants. La faculté d’économie de Prague vient d’annoncer que, désormais, les étudiants de licence n’auront plus à rédiger de mémoire, car désormais il est possible de faire écrire des paragraphes entiers par ChatGPT tout en obtenant une excellente note. Dans les sciences physiques, ChatGPT 3.5 n’est pas à la hauteur de rédiger le compte-rendu d’un TP de chimie de première année (ChatGPT4 n’a pas encore été testée), comme le rapportent les auteurs d’un article paru dans Chemical Education. Toutefois, ces derniers soulignent que cette IA générative produit une introduction de bonne qualité et qu’elle peut aider fortement à structurer le compte-rendu, à améliorer la qualité de la langue et de l’expression, ce qui peut être une aide utile pour ceux qui n’ont pas de compétences suffisantes en expression écrite.
Comme dans bien d’autres domaines, l’utilisation des IA génératives posent des problèmes importants de confidentialité et d’utilisation des données soumises au Chat. Comme il est possible que les solutions développées par OpenAI et ses concurrents soient nettement plus efficaces que celles que les universités envisagent de développer en interne (IA incorporées) mais avec beaucoup moins de moyen, les enseignants souhaitant mettre en place des solutions IA pourraient faire appel à ces puissants fournisseurs à travers des solutions ad hoc qui interrogeraient leurs IA via des API (actuellement GPT-4 Turbo 128 k est la plus utilisée). Il faudrait toutefois que les données soient protégées, ainsi que la propriété intellectuelle. Dans un futur proche des IA open source, de plus petite taille que ChatGPT, mais réglées finement( fine-tuned) pour des usages spécifiques comme l’éducation, pourraient concurrencer les produits Open AI, tout en obéissant aux réglementations européennes. Il faudrait alors que l’UE soutienne des champions européens dans ces domaines.
Préparation des étudiants pour un marché du travail tiré par l’IA
Il est clair que l’IA va avoir un impact énorme sur les modes de travail, car c’est un accélérateur de productivité. Préparer les étudiants à savoir l’utiliser est un autre aspect crucial. Les institutions d’enseignement supérieur doivent donc s’assurer que les étudiants soient suffisamment dotés des compétences nécessaires en IA (AI literacy) pour naviguer au mieux dans un paysage d’emploi en évolution rapide.
Formation des éducateurs pour un avenir piloté par l’IA
Former les éducateurs à utiliser efficacement les outils de l’IA est aussi essentiel pour une intégration réussie de l’IA dans l’éducation. Les programmes de développement professionnel et les ateliers peuvent doter les éducateurs des compétences et connaissances nécessaires pour exploiter l’IA afin d’améliorer l’enseignement et l’apprentissage.
Les défis de l’intégration de l’IA
L’intégration de l’IA dans l’enseignement supérieur présente plusieurs défis. Ceux-ci incluent des problèmes liés à la qualité de l’éducation, à la formation du personnel, aux suppressions ou déplacements d’emplois, aux biais, et à la sécurité des données. La reconnaissance des compétences en IA par les employeurs est également un facteur crucial.
Conclusion
En Asie de l’Est et aux États-Unis, l’intégration de l’IA dans l’enseignement supérieur est en bonne voie et conduit à des innovations significatives, pour augmenter la capacité d’apprentissage, personnaliser l’apprentissage, et pour enfin améliorer la motivation des étudiants. Cependant, son intégration avancée dans l’enseignement supérieur nécessite une considération attentive des impacts éthiques, sociaux et économiques. L’UE est particulièrement attentive à ces questions, à juste titre, puisqu’elle s’oriente vers une politique de réglementation. La question est d’autant plus brûlante, que l’IA générative ChatGPT a fait irruption sur la scène. Sa puissance est telle (surtout dans sa dernière version) qu’elle provoque déjà une remise en cause des méthodes classiques d’évaluation des étudiants. Le monde de l’enseignement supérieur commence à mesurer les conséquences de son utilisation, ses dangers et ses bénéfices. La question de l’inclusion des IA dans les méthodes d’apprentissage va devenir centrale, car les étudiants et les enseignants devront être rapidement formés à ces outils. En outre, il s’agira de déterminer si des solutions produites localement pourront être mises en place par les institutions d’enseignement, ou si ces dernières devront faire appel aux solutions plus puissantes produites par les grands acteurs de l’IA, bien qu’elles puissent poser de sérieux problèmes de protection des données et de propriété intellectuelle. On ne peut donc qu’espérer que l’Europe soutienne ses propres champions de l’IA qui offriront aux acteurs de l’éducation des outils assistés par l’IA respectant une réglementation protectrice.
François Rochet
Professeur à Sorbonne Université, Paris, France